Critique et analyse – Le point de non retour

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  • Date de sortie : 5 avril 1968 (1h32)
  • Réalisateur : John Boorman
  • Avec : Lee Marvin, Angie Dickinson, Keenan Wynn, Carroll O’Connor, John Vernon, Sharon Acker
  • Tous publics 
  • Allociné spectateurs : 3.9/5
  • Allociné presse : 4.2/5

Le point de non retour de Boorman est un véritable tournant pour le cinéma. Film moderne, il propose une intrigue à la fois triviale et inédite qui repose sur plusieurs niveaux de lecture. A travers cette analyse, on comprendra en quoi le film est si moderne pour l’époque de sa sortie et donc, en quoi on peut dire que c’est un tournant pour le cinéma dans son ensemble.

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C’est pour le compte de son ami Reese que Walker, accompagné de sa femme, récupère dans la prison désaffectée d’Alcatraz un magot de 93 000 dollars. L’opération réussit, mais Reese abat Walker et emmène sa femme qu’il convoitait depuis longtemps. Seulement Walker n’est pas mort et compte bien récupérer son butin, quoi qu’il en coûte.

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Avant de débuter l’analyse du film, il faudrait poser le contexte de l’oeuvre. Tout d’abord, il ne faut pas confondre ce film avec A bout portant, traduction du titre original Point Blank, qui réunit de plus les mêmes acteurs principaux. Le film sort en 1967, dans un climat d’incertitude pour Hollywood, qui s’explique par la concurrence très rude avec la télévision mais aussi des désastres financiers comme Cléopâtre. Les studios choisissent un jeune cinéaste, John Boorman, influencé par la Nouvelle Vague française et les travaux d’Antonioni et de Leone. Il se voit alors être délégué de tous les droits par Lee Marvin, lesquels concernent le scénario, la distribution et l’équipe technique, ce qui confère au réalisateur une totale liberté artistique. Le choix de Lee Marvin est judicieux, il vient de remporter un Oscar pour Cat Ballou et il a connu la guerre et ses expériences brutales et traumatisantes, échappant même de peu à la mort. Il a donc d’entrée de jeu cette force d’incarnation d’une figure vengeresse bien solide. Se liant d’amitié avec le cinéaste, ils se retrouveront l’année d’après pour Duel dans le Pacifique, dans lequel l’expérience de Marvin est rendue explicite.

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Le point de non retour est un film moderne, un tournant pour le cinéma. La mise en scène très précise de Boorman opte pour une déconstruction visuelle et narrative, qui rend le récit assez complexe à suivre par moments. Le mélange des sons et des images entraine la perte des repères, des sens. Le montage est ainsi original, surtout avec cette scène devenue culte, qui propose un montage alterné entre la marche de Marvin, c’est à dire l’action symbolique et les plans de Lynne, l’action réelle. Le son des pas, mixé à l’extrême, insiste sur la détermination du personnage, notamment lorsque ces pas deviennent véritablement la partition musicale de la scène. En somme, la tension permanente et oppressante tout au long du film confère à celui-ci une vision tout aussi réaliste et violente que Bonnie and Clyde, sorti la même année.

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Tout comme l’Alcatraz qui est surnommé The Rock, le film lui aussi n’est qu’un bloc, un rocher qui affiche une véritable absence de progression dans le récit. Le film avance certes, les minutes défilent, mais à chaque étape de sa chasse, Walker est ramené au point de départ, son avancée est perdue puisqu’il n’a pas son argent. Il recommence avec d’autres pistes mais toujours l’avancée est perdue alors que le film, bien évidemment, avance. Walker est tombé dans une spirale infernale, tenue par des inconnus, et dont les limites restent étrangères au personnage mais à nous, spectateurs, aussi. Ce sont les souvenirs du passé en tant que flashback qui font symboliquement reculer le film, on constate une véritable impression de recul pour les personnages, poussés vers l’arrière. Le film est sans début ni fin, il ne mène nul part. De plus, un grand nombre de questions resteront sans réponse à la fin. La figure du cercle vicieux est confirmée par le dernier plan sur l’Alcatraz, ce qui confère au film une fin plutôt amère.

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© infographie créée par Keyvan Sheikhalishahi

L’intrigue, simple fantasme de Walker? La mise en scène très précise de Boorman invite le spectateur à imaginer une deuxième vision de l’intrigue, un deuxième niveau de lecture. «Au fond, tu es vraiment mort à Alcatraz» suggère que Walker est définitivement en train de mourir dans sa cellule et profite de ses derniers instants pour vivre un dernier fantasme, celui de la vengeance. Plusieurs autres détails nous conduisent à penser ce deuxième niveau de lecture. Les apparitions surnaturelles de Yost tout au long du film mais aussi le discours dans le bateau sur l’impossibilité de s’échapper de la prison le confirment. Mais on peut aller encore plus loin… Plusieurs éléments renvoient à la cellule de Walker, comme la dominance des différentes gammes de gris de l’intérieur de Lynne. Dans cette scène notamment, Walker s’accroupit au coin de la pièce qui prend l’allure d’une cellule de prison, renforcée par la fenêtre ressemblant à des barreaux. La musique fantomatique lors de l’apparition de Yost, l’écoute des sons féminins et les hallucinations ne font que renforcer cette vision.

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La figure de la ville est très importante, non négligeable, pour mieux comprendre le film. Le film devait à l’origine être tourné à San Francisco, mais pour les raisons évoqués dans ce dossier, Boorman a préféré le climat plus sec et aride de Los Angeles et la production n’a pas été contre cette idée puisqu’elle permettait de réduire le budget. Ville immense sans fin, sans limites, on y est vite perdu. Les espaces désertiques sont à perte de vue, d’ailleurs les immeubles sont vitrées, ce qui permet de faciliter la vue sur la vastitude du paysage. C’est dans ce monde de manipulation et de surveillance que vivent ou plutôt errent des figures sans âmes, rouages d’une gigantesque organisation. Los Angeles et ses composantes déshumanisent la société, cette gigantesque entreprise criminelle représentée par un ensemble architectural colossal, l’Organisation domine toute la ville et exerce une menace écrasante planante. La luminosité effrayante apporte un sentiment de désorientation, un malaise existentiel qui renforce encore plus la notion de flou entre rêve et réalité. On retrouvera l’atmosphère onirique de Los Angeles quelques décennies plus tard, sous une autre forme…

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En regardant le film, on peut donc se poser beaucoup de questions puisqu’il innove tout un genre, mais d’ailleurs, lequel? En lisant les quelques lignes de synopsis, on se pencherait très vite pour un thriller dur ou même un film noir. En effet, la trame du film est très propre aux classiques du film noir. Alors, Le point de non retour, un film noir? Boorman propose une totale revisite du genre. Il remplace en effet la nuit et les rues obscures à demi éclairées par un plein soleil écrasant et oppressant, une ville immense et lumineuse, dans laquelle la chaleur brûle. L’atmosphère aride rappelle immédiatement celle de Chinatown de Polanski qui sortira dans les années à venir. En effet, la ville est composée de béton, d’acier, de palmiers – qui peuvent souligner l’aspect exotique – et de chaleur. C’est un véritable cauchemar, peut-être celui rêvé par Walker qui se trouve dans une prison déserte, formée de béton et remplie de fantômes.

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Nous avons donc compris en quoi le film de Boorman innove complètement et en quoi il représente un tournant pour le cinéma puisqu’il va influencer grand nombre de films à venir : mise en scène moderne, cercle vicieux, second niveau de lecture, figure de la ville et revisite du film noir ont tous été abordés. Cependant, il nous reste l’étude des personnages, fondamentaux, innovants aussi. Lee Marvin interprète Walker. Il ne recherche pas véritablement de vengeance pure et dure mais son argent qu’il mérite. Retrouver son argent est même une mission pour lui. Il ne ressent ainsi aucune émotion, c’est un bloc contre toute émotivité. Ce n’est donc pas un homme qui se bat face à l’organisation mais une pierre, une roche, un bloc, tel l’Alcatraz ou même le film, animé par le désir de retrouver le butin perdu. C’est son unique raison de vivre. D’ailleurs, il ne ressent rien lorsque Chris le cogne jusqu’à s’épuiser. Visage sculpté de fer, Walker peut être considéré comme un revenant qui se lève d’entre les morts et vient de l’au-delà, tel le personnage de Clint Eastwood dans L’homme des hautes plaines. D’entrée de jeu, les jeux de lumière sur Walker le rendent blessé, le rouge du générique renvoie au sang, à une présence primitive, violente, incarnée par une fauve imprévisible, qu’est Walker, notamment lorsqu’il débarque chez Lynne et décharge ses coups de revolver dans le lit. Déshumanisé, il n’est ni un héros ni même un anti-héros. Il n’a pas de prénom, n’a pas d’émotion, pas de passé à part bien évidemment la trahison, et surtout pas d’avenir. L’absence de véritables dialogues renforcent la déshumanisation de Walker. On ne peut donc difficilement s’identifier au personnage de Walker. Cette impression renforce le deuxième niveau de lecture : visage de mort inexpressif, absence d’émotions, chute du lit… Walker ne sera souriant et quelque peu humain que lors d’un flashback raconté par Lynne. Angie Dickison, elle, incarne Chris. Elle aide Walker à remonter les échelles dans l’Organisation et est prête à commettre quelques sacrifices. Chris est bien plus humaine et apporte beaucoup de fraîcheur au film. Elle est petite, fragile et n’arrive même pas à blesser, s’épuisant lorsqu’elle frappe Walker. Chris, toute en jaune, renvoie même à l’image d’un petit canari innocent. Il est intéressant de noter les contrastes qui se mettent en exergue entre les deux personnages, notamment des contrastes sur les couleurs. Alors que Chris est plus en harmonie avec le côté exotique de la ville comme le montre explicitement cette scène dans laquelle elle est en jaune comme le télescope jaune, Walker lui est plus en harmonie avec l’aspect «béton», aride de la ville, portant des couleurs plus grises ou brunes.

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Le point de non retour est donc un film qui innove, et ce pour plusieurs raisons, on l’a expliqué. Le film, visionnaire, est très plaisant à être vu mais l’on regrettera malheureusement le manque de dynamisme du récit par moments. Il reste dans tous les cas une oeuvre phare.

  • Réalisation : 9/10
  • Scénario : 8/10
  • Casting : 8/10
  • Musique : 8/10
  • Ambiance : 8/10

Film : 8/10

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