Comment analyser une scène d’un film? ‘Drive’

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Voici un article qui j’espère sera utile pour beaucoup d’entre vous.

Comment analyser une scène de film ? Quelles sont les clés à avoir ? Comment procéder ?

Vous vous êtes peut-être posé cette question plusieurs fois et on va ici essayer de comprendre les astuces et procédés utiles qui peuvent construire un moyen de parvenir à analyser une scène de film.

Pour vous expliquer de manière le plus pratique possible, je vous propose de voir directement une scène de film et de voir ensemble comment on pourrait l’analyser, vous pourrez ainsi appliquer la méthode à d’autres scènes et d’autres films.

Avant de passer à la pratique, toutefois, quelques points théoriques à considérer, selon moi:

  1. Lors de l’analyse d’une scène, il n’y a en théorie pas besoin d’avoir vu le film avant.
  2. Toute hypothèse est juste, tant qu’elle est justifiée ‘scientifiquement’ avec des arguments solides. Si vous avez des sensations ou des hypothèses, il faut savoir trouver les arguments justes pour les appuyer. Essayons de procéder ‘en cascade’ pour aller le plus loin possible, en déroulant le fil de notre pensée et de notre argumentation.
  3. Une fois une hypothèse trouvée, il faut essayer de la faire correspondre avec une direction/thème du film.
    Un exemple: démontrons que le personnage du Joker de The Dark Knight est fou, puis attachons-le à la folie et au thème Bien Vs Mal. 
  4. Enfin, vous allez le constater, il va y avoir dans la méthode d’analyse des allers retours sans fin entre des éléments précis et un même thème plus global. En allant le plus loin possible dans le détail, il ne faut jamais oublier le global.

  5. Dans le même exemple: on va chercher sans arrêt des éléments précis qui montrent la folie du personnage du Joker et l’établissement du thème Bien Vs Mal.

La scène que j’ai choisi est la première minute (la scène d’ouverture) de Drive de Nicolas Winding Refn.

Pourquoi une scène d’ouverture? Les scènes d’ouverture sont les scènes les plus faciles à analyser, puisqu’elles annoncent souvent la direction du film et donc la problématique est facile à trouver (quelle direction peut donner au film la scène d’ouverture?). Pour débuter, c’est donc l’idéal.

Regardez jusqu’à 1:10 au moins 3 fois et essayez de noter tout ce qui vous vient à l’esprit.

C’est fait? Nous pouvons commencer.

Quels éléments précis constatez-vous? Quels détails relevez-vous? Avez-vous une ou des hypothèses globales? Trouvez-vous un sens à tout cela?

1. Le début. Élément 1: les cartons du début

Ce que l’on constate: Une police en rose ‘fun’ sur un fond noir.

Ce qui est intéressant à relever: Le rose est assez particulier et original pour un film, surtout un thriller ou un drame sombre (la scène d’ouverture nous suggère qu’il s’agit d’un thriller).

A quoi renvoie le rose?: On pourrait penser à la vie en rose, la légèreté, la tendresse, le bonheur.

Pourquoi ces thèmes?: Peut-être ces thèmes servent-ils à caractériser le personnage du Driver ou  l’adoucir? Peut-être renvoient-ils à une histoire d’amour que va développer le film? 

Allons plus loin, car il n’y a pas que du rose: non, en effet, le rose est écrit sur un carton de fond noir. Cela renvoie à un oxymore, un contraire. Deux contraires qui s’entrechoquent dans un même espace. 

Hypothèse 1: La dualité et la complexité du personnage du Driver, caractérisé entre un caractère sombre et un caractère doux. Il est peut-être à la fois méchant et gentil, cruel et bon à la fois.

Hypothèse 2: Rose/Noir renvoie aussi à l’association contradictoire Vie/Mort. 

Hypothèse 3: Le rose, renvoyant au flash des néons, rappelle les atmosphères type Blade Runner, en accord avec la musique synthwave à venir, le rose annonce cette perspective retro-rétro-futuriste du film.

Déjà, plusieurs mots-clés se détachent: Contradiction, Dualité, Complexité, Vie Vs Mort.

On va essayer de trouver d’autres arguments et d’autres pistes pour dérouler l’argumentation et aller plus loin dans l’analyse.

2. Ces mots clés constituent-ils une bonne hypothèse d’analyse?  Élément 2: la musique

Élément 2: La musique est constituée d’un tempo qui donne la sensation de battements de coeur. Le coeur, c’est bien sûr la vie, mais aussi l’amour, et bien sûr le contraire de la Mort (le fond noir). 

L’hypothèse Vie Vs Mort est solidifiée, mais il faut aller plus loin encore.

3. Confirmation de notre piste. Élément 3: la carte de la ville

Carte LA Drive

Élément 3: La première image que l’on voit est la carte d’une ville. Regardez bien l’esthétique de la carte. Que vous inspire-t-elle? Personnellement, vu la multiplicité des tracés, la carte m’inspire un labyrinthe. Le labyrinthe est fait d’une structure de blocs rectangulaires (schéma typique du downtown américain, les fameux blocks).

Des blocs rectangulaires, pourrions-nous les assimiler à notre hypothèse Vie Vs Mort ?

La réponse est oui: les blocks pourraient être assimilés à des cellules humaines. 

L’argument est assez faible (des blocks assimilés à des cellules humaines, un peu bof, non?), il faudrait trouver d’autres arguments qui rendent la comparaison entre la carte et des cellules humaines possible. Cela nous permettra de ne plus se remettre une doute.

Avons-nous d’autres éléments qui le prouveraient?: Oui.

Les tracés en rouge (qui semblent être des autoroutes, la 110 et 101) peuvent être comparables à des veines ou des artères transportant le sang (rouge). On parle même d’artère urbaine ou en anglais, d’arterial road. Aussi, la rivière en bleu (LA River) confirme la présence de l’eau, présent dans le corps humain et symbole de la vie. Les flèches dans un sens montre une circulation à voie unique, comme dans le corps. 

Conclusion 1: La carte de Los Angeles (le Downtown resemble très sensiblement à celui de Los Angeles, pour ceux qui connaissent la cartographie de L.A., hypothèse immédiatement confirmée par l’inscription au-dessus de la carte) est assimilée au corps humain, donc à la vie.

Oui, mais je trouve toujours qu’il n’y a pas assez d’arguments pour le prouver, pouvons-nous aller plus loin pour le prouver?

Oui, la voix off indique qu’il y a une centaine de rues dans la ville, hundred thousand streets in this city. Or il y a environ 100 000 km de vaisseaux sanguins dans un corps et certaines études montrent qu’un adulte en aurait pour 100 000 miles (https://www.fi.edu/heart/blood-vessels).

Conclusion 2 : La ville de Los Angeles est assimilée à un corps humain.

D’accord, mais comment pouvons-nous utiliser cette information que nous avons prouvé? Sert-elle à quelque chose? Comment pourrions-nous l’inclure dans une hypothèse plus global, un thème?

Conclusion 3: La ville de Los Angeles vit. C’est une ville vivante, il y a quelque chose qui est de l’ordre du vivant, même si contradictoirement, la carte est quelque chose qui reste inerte, tout comme une ville, tout comme le fond noir. Voyez, cette conclusion fait ricochet aux autres mots-clés: Contradiction, Dualité. Cela démontre que notre conclusion est bonne en faisant ricochet à plusieurs mots-clés en même temps, l’analyse commence à prendre sens et forme.

Toutes ces éléments jusqu’ici vont nous permettre de déboucher à un sens, une analyse, la voici:

Sens: Si la ville est vivante, elle est aussi certainement complexe, peut-être dangereuse, d’où le besoin de faire des tracés, avoir un itinéraire à l’avance pour ne pas se perdre dans ce labyrinthe vivant, le besoin de tracer le fil d’Ariane, pour ne pas perdre son chemin. Tel un médecin ou un architecte, il faut étudier tous les recoins, tous les chemins possibles à l’avance, avant de s’y aventurer. Parce que la question de la vie entraine toujours la question de la mort (son contraire), en s’y perdant, on pourrait ne plus y en ressortir, y rester, y mourir. La ville tue, elle est dangereuse, d’où les battements de coeur: en s’aventurant dans Los Angeles, ce n’est pas seulement une course contre la montre (le tempo instaure la question du temps) mais aussi une course contre la mort, la vie (il faut en sortir vivant). Bref, s’aventurer dans la complication et le dédale de la ville, c’est toute une aventure et on pourrait ne pas en sortir indemne.

Mais, pour le moment, nous avons seulement analysé les cartons, la carte, un peu la voix off et la musique. Il reste d’autres éléments.

4. Élément 4: le vase sur la carte

Élément 4: On retrouve un vase qui pourrait contenir des fleurs mais ce n’est pas le cas. Des fleurs absents, le vase n’en contient pas, donc ne contient pas de vie. Voici donc la continuation de la contradiction Vie/Mort.

5. Un autre élément pour appuyer cette hypothèse: le décor

Élément 5: Le décor. Il s’agit d’un appartement et la scène se déroule de nuit (la nuit, par essence, s’apparente plus à la mort que le jour). La nuit, c’est aussi le sommeil, le fait de dormir, d’être éteint, d’être en quelque sorte mort, et pourtant le film donne l’impression que c’est bien la nuit que l’on vit (la ville la nuit vit), la nuit où le battement du coeur fait le plus écho, et donc une nouvelle fois une contradiction puisque la nuit est en fait plus associée à la vie que la mort. Mais, l’intérieur de l’appartement est assez sobre, presque éteint, pas très personnel, dépourvu de tout élément qui pourrait nous apprendre davantage sur le personnage ou ses goûts. Finalement, le décor de l’appartement reflète bien le personnage, lequel est montré pour la première fois de dos et solitaire, comme si, presque, il n’existait pas, il ne vivait pas. Déjà mort?

Hypothèse: Le personnage serait déjà mort d’une certaine façon, peut-être parce qu’il ne ressent pas de sentiments, comme le suggère son appartement dépourvu de tout sentiment. La ville et la nuit, toutes deux assimilées à la vie, pourraient lui redonner un semblant de vie. Finalement, c’est durant la nuit que le personnage se sent le plus vivant. D’où les battements de coeur. Une nouvelle fois la contradiction Vie/Mort puisque le personnage nous est présenté à la fois mort (à cause du jour) et vivant (à cause de la nuit). 

6. Un autre élément pour confirmer cette hypothèse: lui

Élément 6: On comprend par ses instructions qu’il procède toujours de la même façon, presque de manière robotique. Le personnage pourrait donc être comparé à un robot. 

Conclusion: Le personnage, doté d’un caractère robotique, machinal, manque de vie et est presque éteint. C’est lors de la nuit et lors de ses escapades nocturnes urbaines qu’il se sent le plus vivant. Tout comme l’ambiance sonore, complètement silencieuse (un silence de mort), exceptée les bruits de la circulation (la ville vivante) et l’ambiance visuelle, sobre, éteinte, exceptée la diffusion d’un match de basketball et d’une lumière qui n’éclaire presque rien. Alors que tout est silencieux et morose à l’intérieur, le bruit et la lumière proviennent plutôt de l’extérieur. Intérieurs morts VS extérieurs vivants, voici une nouvelle opposition dans cette scène d’ouverture faite de plein de dualités. 

Sens: Le Driver, à l’intérieur, regarde l’extérieur, comme pour se projeter dans le vivant, dans la matière humaine (rappelez-vous, la ville=corps humaines), ce qui le maintient en vie: c’est sortir, la nuit, en ville. Voici son terrain de jeu. Son terrain de vie. Dehors, c’est comme à la télévision, c’est jouer (la télévision montre le jeu de basketball). Sa vie est donc d’une certaine façon un jeu.

Élément externe additionnel, non nécessaire: On apprendra plus tard qu’il est en fait cascadeur le jour (les cascades renvoient à un danger de mort, le jour, mais aussi à l’illusion, au jeu). Il a une façon illusoire de jouer durant le jour qui a priori n’est pas si dangereuse que ça (les cascades relèvent du cinéma, donc de la sécurité, elles sont ‘fausses’ par nature, donc illusoires). Et il a également une autre façon de jouer durant la nuit, où les choses ne sont plus illusoires, où le danger est plus réel, plus vivant, où tout est rendu plus réel, plus vivant, plus dangereux. Jouer le jour n’entraine pas la mort mais la nuit oui. Joueur le jour, c’est être éteint. Jouer la nuit, c’est être vivant.

Sens: Le risque de la mort rend vivant. C’est par le risque de la mort que l’on vit. 

Essayons de mieux construire encore ce sens et de mieux comprendre le personnage par d’autres arguments.

Élément 6B: toujours lui

Élément 6B: La manière dont il est mis en lumière. Il est crée un effet miroir sur le vitre lorsqu’il regarde l’extérieur. Dos à la caméra, il est impossible de le voir directement. C’est en quelque sorte un personnage qui ne souhaite pas que les autres puissent le voir, et donc qui se cache, qui se camoufle dans l’obscurité, dans les intérieurs. Par contre, l’effet miroir (miroir renvoie à la dualité, aussi) le fait afficher à la lumière dans son reflet, dehors. Donc, il se laisse voir que s’il se voit lui-même et donc accepte qui il est. C’est un homme double qui ne s’accepte que la nuit mais pas le jour, par manque de quelque chose.

Hypothèse: Cela confirme que c’est l’extérieur, la nuit et la ville, qui le rendent vivant. Pour le voir, il faut être à l’extérieur et de nuit. C’est un personnage qui se met en scène et prend vie dehors la nuit (tel le joueur de basketball durant le match). A l’intérieur, comme durant le jour, il est camouflé, masqué, personne ne le remarque, il n’est démasqué que la nuit à l’extérieur. Lors de ses cascades diurnes, il est d’ailleurs casqué. Le miroir lui donne également un aspect fantômatique, une sorte d’errance fantomatique (mais vivante) la nuit.  

Hypothèse 2: Pourquoi ne vit-il pas le jour? Qu’est-ce qui l’empêche d’accepter son autre double la nuit et de se voir tel qu’il est, qu’est-ce qui lui manque?

A) On l’a déjà dit: L’absence du risque, du danger, de la mort

B) Élément externe additionnel, non nécessaire: On apprendra plus tard (mais on peut déjà le deviner), l’absence de sentiments durant le jour. C’est un personnage qui ne ressent des émotions que durant la nuit, à l’extérieur.

Élément externe additionnel, non nécessaire qui le prouve: cette scène

ConclusionEn vivant des émotions le jour, il pourra s’accepter tel qu’il est le jour et vivre le jour. Si bien que sa dualité pourrait poser problème.

SensLes émotions sont un remède au goût du risque et de la mort la nuit et représentent une voie B pour pouvoir vivre.

Vous avez pu voir, comment, en analysant quelques éléments dans une minute de film, nous avons pu tracer plusieurs hypothèses et dresser plusieurs sens pour le film et le personnage. J’espère que cette démonstration vous a plu et vous donne l’envie de vous essayer à l’analyse d’esthétique d’autres scènes.

Et vous? N’hésitez pas à écrire en commentaire les scènes que vous souhaiteriez développer ou pour lesquelles vous souhaiteriez avoir des clés/des astuces. N’hésitez pas à partager les hypothèses que vous avez pour vos scènes préférées.

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